Journalisme et micro-histoire : entretien avec Stéphanie Trouillard
Journaliste passionnée d’histoire, Stéphanie Trouillard est bien connue de tous ceux qui échangent sur Twitter et suivent avec intérêt ses reportages sur la guerre de 14-18, sa commémoration et plus récemment son webdocumentaire consacré à une jeune lycéenne juive déportée, Louise Pikovsky. Après le succès mérité de Si je reviens un jour en 2017, elle vient de publier aux éditions Skol Vreizh Mon oncle de l’ombre, Enquête sur un maquisard breton. Cette plongée dans l’histoire de la Shoah, avec Louise, et dans celle de la Résistance, en retraçant le parcours de son grand-oncle André Gondet, est un bon exemple de cette micro-histoire, qui enrichit tant le travail mené avec des élèves, si on a l’opportunité d’avoir accès à des sources.
* La version originale de cette interview a été publiée par l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographe (APHG) sous le titre « Du journalisme à la micro-histoire : entretien avec Stéphanie Trouillard » . Il est repris ici dans le cadre d’un partenariat entre Nonfiction et l’APHG, dont le but est de diffuser aussi largement que possible la recherche historique en train de se faire.
APHG : Quel est votre parcours ?
Stéphanie Trouillard : Je viens d’une famille bretonne, originaire du Morbihan. Après deux années de classes préparatoires littéraires à Nantes puis Sciences Po à Bordeaux, j’ai intégré l’Ecole de journalisme de Lille. Ensuite, j’ai passé deux ans et demi à Tanger pour une chaîne de télévision franco-marocaine, dix-huit mois à Montréal, pour Radio Canada où j’ai travaillé sur le site web et couvert le sport. De retour en France, après différentes piges pour LCI, TV5, Slate Afrique et France 24, j’ai finalement été engagée par France 24, avec un CDI. Je suis spécialisée dans l’actualité internationale et le sport.
UNE PLACE DANS LA MEMOIRE FAMILIALE
Mais ceux qui vous connaissent ont noté un intérêt marqué pour l’histoire et la mémoire des deux grands conflits mondiaux …
En novembre 2013, j’ai demandé à couvrir la commémoration de la Grande Guerre et le soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale. Cela m’a permis de retracer le parcours des poilus de ma famille et en particulier de ceux morts pour la France.
L’histoire familiale rejoint ici l’histoire générale, car toutes les familles ont eu un ou plusieurs hommes mobilisés et un ou plusieurs poilus morts au combat ou des suites de leurs blessures de guerre. Mon grand-père paternel, mobilisé dans le Tarn-et-Garonne a combattu à Verdun au Chemin des Dames. Il y avait à la maison des traces évidentes de cette guerre, ne serait-ce qu’avec le casque, le sabre, les médailles et décorations…Enfant, lorsque mon grand-père avait les bras nus, j’étais intriguée par les cicatrices, presque symétriques, qu’il avait sur les deux bras…marques du projectile allemand qui lui avait transpercé le bras droit puis le gauche ! Un de mes grands-oncles, mort en 1915 à Perthes-les-Hurlus, est inhumé près de Suippes, un autre, tombé au Chemin des Dames, le 17 avril 1917, est enterré dans le cimetière de Soupir, dans l’Aisne.
L’accès aux archives, via le site Mémoire des hommes et les sites des archives départementales ont permis aux familles de se pencher sur ce pan de leur histoire. De fructueuses initiatives historiques et pédagogiques ont permis l’indexation des poilus ainsi que des travaux d’histoire en classe, du cycle 3 jusqu’au lycée.
Parmi vos multiples reportages, on retrouve des batailles, comme Passchendaele, Verdun, des commémorations (où l’histoire familiale rejoint celle du pays tout entier) et dans le cadre de ce que vous appelez votre centenaire vous avez été entraînée bien loin des combats et des tranchées de la Somme, de l’Aisne, de la Marne, de la Lorraine, de ces fronts célèbres auxquels on pense le plus souvent … plus loin, vers le front d’Orient…
Je suis d’abord partie à la recherche de mon arrière-grand-oncle Joseph Trouillard mort au cours de l’offensive de l’Artois en 1915. Puis j’ai découvert un autre arrière-grand-oncle, Joseph Gondet, qui a combattu dans les Balkans. Tout ce travail d’enquête a permis l’élaboration d’un carnet de voyage, un périple qui m’a menée jusqu’en Macédoine. Mobilisé dans le Morbihan, en septembre 1914, il a d’abord intégré le 51e régiment d’artillerie puis le 116e régiment d’infanterie à Vannes, avant d’être versé chez les zouaves en 1915. Son régiment a fait route vers les Balkans et Joseph a débarqué à Salonique le 15 novembre 1915. Il est mort le 13 novembre 1916, à Slivica, un an après presque jour pour jour.
Je n’ai aucune certitude quant à l’endroit exact où il est enterré, mais plus de 6200 soldats français sont inhumés dans le cimetière militaire de Bitola, où une tombe 4401 portant le nom d’un soldat GONDERE (et les erreurs de transcription étaient fréquentes !) est probablement la sienne …
Ce travail sur le centenaire m’a aussi permis de tirer de l’oubli mon arrière-grand-oncle Théophile Reminiac, décédé le 1917. Son nom se trouvait sur le monument aux morts du village de Caro, mais pas sur le site Mémoire des hommes, car il est mort chez lui, de tuberculose pulmonaire : le 262e régiment d’infanterie, dont il faisait partie, l’avait réformé. J’ai obtenu qu’il puisse être officiellement reconnu « Mort pour la France ».
André Gondet, un autre grand-oncle, connut une fin tragique. Le 12 juillet 1944, ce jeune maquisard avait été exécuté avec d’autres résistants, dans la ferme de Kerihuel, à Plumelec. Le 9 février 2019, il recevra à titre posthume, la médaille de la Résistance française.
SORTIR DE L’OUBLI… AU NOM DE LOUISE
Venons-en à la genèse de Si je reviens un jour … Les lettres d’une jeune lycéenne Louise Pikovsky ont été le point de départ de ce webdocumentaire, qui a rencontré un grand succès. Il a bénéficié du soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et remporté de nombreux prix.
J’ai découvert Louise et son histoire grâce à Khalida Hatchy, professeur documentaliste du Lycée Jean de la Fontaine, situé dans le XVIe arrondissement. Elle les avait récupérées grâce à une collègue de mathématiques, Christine Lerch. En 2010, à l’occasion d’un déménagement de matériel scolaire, cette dernière avait récupéré une enveloppe en kraft contenant un paquet de lettres, des documents et des photos, des livrets dans une armoire du lycée. Louise Pikovsky, une des élèves du lycée, avait échangé une correspondance avec mademoiselle Malingrey, professeur de latin-grec. Ces lettres avaient déjà été utilisées en 1988 dans un livret publié pour le cinquantième anniversaire de l’établissement .
Anne-Marie Malingrey, décédée en 2002, à l’âge de 98 ans, avait raconté aux élèves l’histoire de Louise.
« Elle fut mon élève en 4e de 1941 à 1942, et de 1942 à 1943 en 3e A. Elle était blonde, avec de grands yeux bleus qui brillaient comme des étoiles. (…) Louise était une très bonne élève, en particulier en mathématiques où elle venait au secours de ses compagnes moins douées. Pendant les vacances 1942, nous avons correspondu souvent. Je lui envoyais des colis de ravitaillement depuis notre zone, moins défavorisée que la zone occupée…Un matin dont je ne sais plus la date je fus abordée en partant pour le lycée, par ma concierge qui me remit un cartable contenant des livres. On venait de lui apporter avec un mot (…). Louise était venue travailler chez moi la veille. Le signal d’alerte s’était fait entendre et je lui avais offert de la garder à coucher. Mais elle avait voulu rentrer pour rejoindre sa famille…et partir vers la mort. »
Les lettres, données au Mémorial de la Shoah sont consultables. Il y en a sept, mais les lettres de mademoiselle Malingrey n’ont pas été retrouvées.
Mener l’enquête …
J’ai été frappée par la qualité de l’écriture de Louise, par sa maturité alors qu’elle était une élève de quatorze ans. Celles qui m’ont parlé d’elles disaient qu’elle était la première partout et travaillait beaucoup. Khalida m’a sollicité et nous avons commencé les recherches. Un cousin germain de Louise, Jacques Kohn, avait complété la page de témoignage à Yad Vashem, en souvenir de son oncle et sa tante Brunette Pikovsky et de leurs quatre enfants, déportés à Auschwitz-Birkenau le 3 février 1944.
Le lycée n’avait pas d’association des anciens élèves, il n’y avait pas de plaque signalant la déportation des élèves juives qui y étaient scolarisées. Nous avons aussi voulu en savoir davantage sur les autres filles du lycée, mais ce fut plus difficile. Il fallait retrouver l’identité des autres élèves déportées, travailler à partir d’archives incomplètes… car les registres du lycée datant de l’époque de la guerre avaient disparu. Nous avons sollicité des élèves de premières S et ES pour compiler les livrets de prix que recevaient alors les bonnes élèves dans toutes les matières. Ils indiquent l’identité de certaines élèves, sous leur nom de jeune fille. Nous avons obtenu de l’aide des Archives Nationale, utilisé la base de données du Mémorial de la Shoah et de Yad Vashem. Nous avons identifié six élèves déportées et avons pu nous lancer dans un projet de pose de plaque en souvenir de ces élèves et de celles de l’âge de Louise, habitant le quartier. Ce projet s’est concrétisé grâce à l’Association pour la mémoire des enfants juifs déportés (AMEJD). Serge Klarsfeld est venu donner une conférence.
Le lycée devenait alors un objet d’histoire. Les élèves ont découvert qu’il avait été réquisitionné par la Kriegsmarine et que les jeunes filles avaient été obligées de suivre les cours au lycée Jeanson de Sailly. Ils ont élèves ont été heureux de ce travail, utile, pour passer le témoin. Ils ont expliqué avoir les mains dans le cambouis, comme de vrais historiens !
Grâce à des sites de généalogie, à l’annuaire et à quelques clics sur Internet, nous avons réussi à contacter quelques anciennes élèves, âgées pour la plupart de 90 ans. Yvonne Ducroz se souvenait tout spécialement du nom de Fleurette Friedlander, une fille très intelligente qui travaillait bien, qui portait l’étoile juive. Elle a expliqué qu’un jour, on ne l’a plus vue et que comme on ne savait pas ce qui se passait à l’époque, on n’avait pas idée de ce qui avait pu lui arriver . Julie Mercouroff relate une histoire analogue, d’une camarade de classe, arrivée en 1942, avec cette étoile, et n’était pas revenue à la rentrée suivante…dont elle a oublié l’identité, mais pas le visage.