Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante

Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante

Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante
Claire Andrieu
Dans Histoire@Politique 2014/3 (n° 24), pages 5 à 23

L’histoire du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), de sa genèse et de son devenir dans la vie politique de la France libérée, offre l’occasion de réexaminer la dichotomie théorique entre la nation et la Résistance. Dans ce domaine, l’historiographie a évolué. Depuis les années 1980, la thèse du « mythe résistancialiste » s’est installée peu à peu. Développée dans l’ouvrage fondateur d’Henry Rousso, Le syndrome de Vichy [1][1]Henry Rousso, Le syndrome de Vichy. 1944-198…, Paris, Seuil,…, elle fait maintenant partie des vérités établies transmises dans les manuels scolaires. Nécessairement simplifiée par ces filtres, elle a abouti à la création d’une mémoire historique générationnelle pour laquelle la Résistance est une construction mémorielle d’après-guerre plutôt qu’une réalité. Mises en position de montrer leur savoir, les générations nouvelles mettent tranquillement en doute l’existence de la Résistance. Bien que contrebalancée par d’autres vecteurs pédagogiques et culturels, une forme de révisionnisme s’installe. Cette situation historiographique n’a pas manqué de susciter des réponses. Les plus directes sont celles de Pierre Laborie et de Laurent Douzou, dont les travaux récents montrent que l’idée d’un « mythe résistancialiste » qui aurait dominé les trente années suivant la Libération est une construction datée et discutable [2][2]Pierre Laborie, Le chagrin et le Venin. La France sous….

2L’histoire du programme du CNR et de son destin dans les années de Libération apporte à ce débat des éléments de réponse. Les résistants étaient eux-mêmes soucieux de représenter la nation. Le premier d’entre eux, le général de Gaulle, était conscient du risque de dichotomie. Recevant pour la première fois, le 6 septembre 1944, les membres du CNR, il leur dit sans fard : « Il y a la Résistance, Messieurs, mais il y a la Nation. Ensuite il faut que la Nation sente que la Résistance l’exprime, car on n’impose pas ses idées à la Nation, c’est la Nation qui vous les impose [3][3]Jacques Lecomte-Boinet, représentant de Ceux De La Résistance…. » Même si l’on fait la part du caractère tactique du propos exprimé dans ce contexte, il manifeste clairement une problématique vécue.

3Or l’exemple du programme du CNR montre non seulement la bonne insertion de la Résistance dans la nation, mais son intégration dans le courant transnational de modernisation de l’État, dont le retour à la paix et à la liberté allait permettre l’épanouissement en Europe. Le CNR a contribué à la construction d’une Résistance, nationale parce que démocrate, et transnationale parce que moderne, et dont la victoire, rendue possible par les Alliés, a déterminé la rupture économique et sociale de 1944-1946. Dans ce domaine, loin d’être une parenthèse dans la vie politique française, la Résistance a imprimé une marque durable sur les structures économiques et sociales de la nation. Cette marque n’aurait pas tenu plus de trente ans si elle avait été le fait d’une minorité coupée de la population.
La dynamique de construction de la Résistance
4Le programme du CNR est un élément parmi d’autres dans la dynamique de construction de la Résistance à l’échelle nationale. Il ne l’a pas créée mais il y a fortement contribué. Cette dynamique unitaire ou cette réaction en chaîne, quelle est-elle ?

5La Résistance unifiée telle qu’elle se manifeste par la création du CNR en 1943 est le fruit d’un long travail d’unification par en bas, qui a commencé sur le terrain dès 1941. C’est ainsi par exemple qu’en zone sud, les journaux clandestins créés en 1940, – Liberté, de François de Menthon et de Pierre-Henri Teitgen, et Vérités, d’Henri Frenay –, fusionnent à la fin de 1941 pour donner Combat, et qu’ensuite, en janvier 1943, les mouvements Combat, Franc-Tireur et Libération (sud) se fédèrent, cette fois sur l’impulsion de la France libre, pour former les Mouvements unis de Résistance (MUR). En août 1943, les MUR accueillent encore quatre autres mouvements, de zone nord ceux-là : Défense de la France, Résistance, Lorraine et Voix du Nord. L’ensemble de ces mouvements et journaux constituent le Mouvement de libération nationale [4][4]Sur ces différents mouvements, voir François Marcot (dir.) avec….

6Le fait même que la Résistance se soit construite par rapprochements successifs et fédération progressive de groupes distincts, est un indicateur de l’impetus social à la base qui poussait à la résistance et à l’unité. On peut prendre comme contre-exemple les groupes collaborationnistes qui, eux, n’ont pas réussi à unir leurs forces, et l’ont d’ailleurs rarement tenté. En 1942-1943, Marcel Déat essaya de créer un Front révolutionnaire national (FRN) autour du Rassemblement national populaire (RNP) qu’il dirigeait, en fédérant des groupes collaborationnistes. Lancé en septembre 1942, le Front se défit dès le mois de mai 1943 avec le départ des francistes qui refusaient de se subordonner au RNP [5][5]Philippe Burrin, La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery,…. La Résistance aussi a connu les difficultés et les conflits liés à la part de subordination entraînée par la fusion ou la fédération, mais elle a pu surmonter ces crises du fait de la poussée sociale à la base en faveur de l’unité face à l’occupant. Les alliances et les fusions internes à la Résistance révèlent ainsi la dynamique sociale qui sous-tend la Résistance.

7Naturellement, la transformation d’une pluralité de groupes résistants en une Résistance nationale a aussi été le fait de la France libre, qui avait réussi à s’imposer auprès des résistants de l’intérieur comme interlocuteur central et donc fédérateur. On sait, pour prolonger le parallèle avec les mouvements collaborationnistes, que Hitler ne portait aucun intérêt à ces derniers. Les tenants du national-socialisme pour la France se trouvaient confrontés à eux-mêmes, à leurs rivalités et aux manœuvres parfois contradictoires des différents organes de l’occupant. Ils étaient tout autant dépourvus de catalyseur extérieur que de base sociale.

8La France libre se posait, par ailleurs, en instance pré-gouvernementale résolument pluraliste. La dernière tendance manquant à l’appel, le Parti communiste, rallia physiquement Londres en la personne de son envoyé Fernand Grenier en janvier 1943. De même inspiration que la France libre, la composition du CNR clandestin est aussi pluraliste. Elle est représentative d’un large éventail de mouvements de résistance, des diverses confédérations syndicales et de toutes les tendances politiques nationales à l’exclusion de l’extrême droite [6][6]Pour la composition du CNR, se reporter au cahier central de la…. Le CNR est d’abord le reflet du caractère trans-partisan, trans-clivages d’une manière générale, de la lutte pour l’indépendance nationale. Mais l’affichage démocratique de la diversité, au CNR comme au Comité français de libération nationale (CFLN), est aussi un facteur d’accélération de la nationalisation de la Résistance. Il en légitime les différentes tendances, autorise d’avance les conflits entre elles et manifeste ainsi l’attachement de ses membres aux principes et aux pratiques démocratiques. Le CNR n’était pas une structure artificielle et formelle. Si cela avait été le cas, sa cohésion aurait volé en éclats au premier conflit sérieux qu’il a rencontré en interne. Or son histoire est traversée d’une multitude de conflits.
Une fabrique patiente du consensus
9Les méthodes de régulation des conflits au sein du CNR et les modalités du travail collectif témoignent, aussi, du caractère national/démocratique de l’entreprise. Le texte du programme a été longuement débattu et négocié entre les tendances, sur un intervalle de temps couvrant neuf mois. Pourtant, les circonstances ne se prêtaient guère aux discussions et aux échanges prolongés.

La clandestinité : une autre vie politique
10C’est un contresens souvent commis que d’étudier la vie clandestine à l’aide des catégories d’analyse en usage pour la vie politique des temps de paix et/ou de liberté. L’ensemble du vocabulaire politique change de sens lorsqu’une action en opposition ou la simple expression d’une opinion divergente signifie la privation de liberté ou pire encore. Les critères quantitatifs et qualitatifs usuels pour le champ politique libre ne sont pas directement applicables au champ résistant. L’exemple du CNR le montre assez bien.

11Déjà sur le moment, les Alliés ont eu une certaine difficulté à appréhender le phénomène résistant. La manière dont le New York Times a annoncé la création du CNR l’illustre. Dans son numéro du 14 mai 1943, il titre « « Monsieur X » Named to French Committee ; De Gaulle Announces Resistance Council », comme on annoncerait la formation d’un cabinet ministériel. Le journal évoque aussi des rumeurs selon lesquelles « Monsieur X » serait Albert Lebrun ou Paul Reynaud. Quand on sait ce qu’étaient les conditions de vie des résistants, ce qu’ils pensaient de la Troisième République et de la personnalité d’Albert Lebrun en particulier, ces rumeurs font sourire. Au sujet du dernier président de la Troisième République, de Gaulle écrira plus tard dans ses Mémoires de guerre : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État [7][7]Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. Le Salut, Paris, Plon,…. » En 1943, la France libre a simplement démenti. Sans souligner l’ampleur du contresens contenu dans la rumeur, elle a fait savoir qu’Albert Lebrun était en résidence surveillée et que Paul Reynaud était interné en Allemagne.

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